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Image  Pierre-Alain Mogenier, Cabinet Mogenier

Appels d’offres et filiales d’un même groupe : le revirement décisionnel de l'Autorité de la concurrence

Affaires - Droit économique
06/01/2021
L’Autorité de la concurrence a rendu, le 25 novembre 2020, une décision très importante s’agissant de la possibilité pour des filiales d’un même groupe de présenter des offres distinctes lors d’un même appel d’offres. Il s’agit d’une modification substantielle de la pratique décisionnelle de l’Autorité qui, jusqu’à présent, considérait qu’une telle pratique était contraire aux règles internes du droit de la concurrence. Par Pierre-Alain Mogenier, Cabinet Mogenier

Cadre juridique

L’article 101 TFUE ainsi que l’article L. 420-1 du code de commerce interdisent les actions concertées ou les ententes expresses conclues entre sociétés ou groupes de sociétés et, donc, entre entités économiques distinctes.
La Commission européenne avait rappelé dans ses lignes directrices du 14 janvier 2011[1] relative aux accords de coopération horizontales que de telles ententes ne pouvaient exister entre sociétés sœurs, eu égard à l’absence de concurrence entre lesdites sociétés :
« Il en va de même pour des sociétés sœurs c’est-à-dire des sociétés sur lesquelles la même société mère exerce une influence déterminante. Elles ne sont, par conséquent, pas considérées comme concurrentes même si elles opèrent toutes les deux sur les mêmes marchés de produits et les mêmes marchés géographiques en cause ».
Malgré cette position très claire de la part de la Commission, les juridictions françaises[2] ainsi que l’Autorité de la concurrence[3] avaient maintenu, jusqu’à présent, une position inverse et considéraient que des sociétés sœurs ne pouvaient soumissionner au même appel d’offres en raison du risque de les voir mettre en œuvre des pratiques anticoncurrentielles.
Selon le juge français, les sociétés sœurs devaient donc remettre une offre commune, faute de quoi elles risquaient le rejet de leur offre ainsi que des sanctions au titre d’une supposée pratique anticoncurrentielle.
Or, un second camouflet est intervenu pour les juridictions françaises en 2018. Par une décision du 17 mai 2018[4], la CJUE avait estimé que des filiales des sociétés sœurs qui se coordonnent pour déposer des offres distinctes à un même appel d’offres constituent une seule et unique entité économique – ce qui excluait de facto, au sens des lignes directrices de 2011, toute sanction au titre d’une supposée pratique anticoncurrentielle :
« S’agissant d’une affaire telle que celle en cause au principal, la constatation que les liens entre les soumissionnaires ont eu une influence sur le contenu de leurs offres présentées dans le cadre d’une même procédure suffit, en principe, pour que ces offres ne puissent pas être prises en compte par le pouvoir adjudicateur, celles-ci devant être présentées en toute autonomie et indépendance lorsqu’elles émanent de soumissionnaires liés. En revanche, la seule constatation d’un rapport de contrôle entre les entreprises concernées, en raison de la propriété ou du nombre des droits de vote pouvant s’exercer lors des assemblées ordinaires, ne suffit pas pour que le pouvoir adjudicateur puisse écarter automatiquement ces offres de la procédure d’attribution du marché, sans vérifier si un tel rapport a eu une incidence concrète sur l’indépendance desdites offres (voir, par analogie, arrêt du 19 mai 2009, Assitur, C‑538/07, EU:C:2009:317, point 32) ».
Cette solution empreinte de clarté de la part du juge communautaire vient d’être transposée en droit interne par l’Autorité de la concurrence.

Analyse de la décision

Dans l’affaire traitée par l’Autorité de la concurrence, l’établissement public AGRIMER avait lancé un appel d’offres pour la fourniture de produits alimentaires à destination d’associations distribuant de la nourriture aux plus démunis.
C’est dans ces circonstances que plusieurs entreprises d’un même groupe se sont coordonnées afin de répondre à cet appel d’offres. Le dépôt de ces offres avait fait l’objet d’un signalement de la part des services d’enquête de la DGCCRF. L’Autorité de la concurrence s’était alors saisie d’office de ces comportements par une décision n° 19-SO-10 du 28 mai 2019.
Les dirigeants des sociétés concernées avaient alors été entendus et, le 28 janvier 2020, l’Autorité de la concurrence a procédé à la notification auxdites sociétés des griefs retenus.
Eu égard à la jurisprudence constante appliquée par le régulateur ou les juridictions françaises, l’instance engagée aurait dû aboutir à la condamnation des sociétés concernées, à telle enseigne qu’une procédure de transaction avait même été engagée[5].
Étonnamment, l’Autorité de la concurrence s’est saisit de cette affaire afin de modifier sa jurisprudence et adopte la Décision dont il s’agit.
En l’espèce, l’Autorité de la concurrence retient dans sa Décision que les sociétés sont bien liées et constituent une seule et même entité économique. Partant, elle fait application des lignes directrices de 2011 ainsi que de la jurisprudence précitée du juge communautaire pour en conclure qu’aucune pratique anticoncurrentielle ne peut être reprochée aux sociétés concernées. En conséquence, l’Autorité de la concurrence prononce un non-lieu.
Néanmoins, en prendra en considération l’avertissement contenu dans le communiqué de l’Autorité de la concurrence relatif à cette affaire, laquelle ne manque pas de préciser que si un tel comportement n’est pas de nature à être sanctionné par le droit de la concurrence, les sociétés qui s’adonneraient à ce type de comportement n’en risquerait pas moins le rejet de leur offres et le cas échéant, rappelons-le, une exclusion des appels d’offres suivants.
 
[1] Comm. UE, Lignes directrices sur l’applicabilité de l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne aux accords de coopération horizontale, 2011/C 11/01, JO n° C 11, 14 janv. 2011, p. 1 à 72, pt. 11.
[2] V. par ex. CA Paris, 28 oct. 2010, n° 2010/03405.
[3] Cons. conc., déc. n° 03-D-07, 4 févr. 2003, relative à des pratiques relevées lors de la passation de marchés d’achat de panneaux de signalisation routière verticale par des collectivités locales.
[4] CJUE, 17 mai 2018, aff. C-531/16, Société Ecoservice Projetkai UAB.
[5] Point 41 de la Décision.
Source : Actualités du droit